Comment la Berbérie est-elle devenue le Maghreb Arabe ?
Comment la Berbérie est-elle devenue le Maghreb Arabe ?
Comment la Berbérie est-elle devenue le Maghreb Arabe ? |
Pour répondre à cette question, il importe en premier
lieu de distinguer l'Islam de l'arabisme. Certes ces deux concepts, l'un
religieux, l'autre ethno-sociologique sont très voisins puisque l'Islam
est né chez les Arabes et qu'il fut, au début, propagé par eux, mais il
existe des populations arabes ou arabisées qui sont demeurées
chrétiennes en Syrie, Liban, Palestine, Jordanie, Iraq et Egypte, et des
millions de Musulmans qui ne sont ni arabes ni même arabisés (Noirs
africains, Turcs, Kurdes, Iraniens, Afghans, Pakistanais, Indonésiens,
Albanais, Bosniaques et Berbères). Tous les Berbères auraient pu, comme
les Perses ou les Turcs, être islamisés en restant eux-mêmes, conservant
leur langue et leur culture.
Comment expliquer, parallèlement, que les provinces
romaines d'Afrique qui avaient été évangélisées au même rythme que les
autres territoires de l'Empire et qui possédaient des églises
vigoureuses, aient été entièrement islamisées alors qu'aux portes mêmes
de l'Arabie ont subsisté des populations chrétiennes: Coptes de la
vallée du Nil, Ethiopiens, Maronites du Liban, Nestoriens et Jacobites
de Syrie et d'Iraq?
I’Islam, c'est un truisme, fut introduit en Afrique
comme au Proche-Orient par la conquête arabe. Cette conquête fut
facilitée par la faiblesse des Byzantins et leurs querelles internes.
Depuis deux siècles une grande partie de l’Afrique était livrée à
l'anarchie et depuis l'irruption vandale les ferments de la
désorganisation et de la destruction économique se développaient,
particulièrement dans les zones méridionales mises péniblement en valeur
pendant l'époque romaine. Procope nous apprend que, dès la fin du règne
de Thrasamond, vers 520, des nomades chameliers sous la conduite de
Cabaon ravagent la Tripolitaine et peut-être la Byzacène. Cette pression
des nomades chameliers s'accentue et devient permanente à partir du
milieu du VIe siècle. Il arrive même que ces Néoberbères (Levathae,
Laguatan) fassent cause commune avec les Berbères sédentaires ou semi
nomades demeurés en dehors de la culture latine.
Chez Procope et chez Corripe, ils sont confondus sous
le nom de Maures.
Autre source d'anarchie et de décadence économique, la rupture devant
ces nomades, des lignes de défense et de contrôle qui, dans les siècles
antérieurs, avaient canalisé leurs déplacements. A ces faits politiques
s'ajoute un phénomène climatique non dépourvu d'importance, les VIe et
VIle siècles connaissent une aggravation de l'aridité qui rend encore
plus précaire le maintien d'une vie sédentaire dans les marges
méridionales des anciennes
. .
provinces romaines. Les querelles théologiques, enfin, contribuent aux
malheurs de l'Afrique. L’Eglise, qui avait eu tant de mal à réduire le
Donatisme sans réussir à l'éliminer complètement, est considérablement
affaiblie par les persécutions du pouvoir vandale qui a l'Arianisme pour
religion d'Etat. Lorsque l'orthodoxie est rétablie lors de l'avènement
d'Hildéric, le concile de 525 révèle, par le petit nombre de ses
participants, combien l'Eglise africaine a souffert de la persécution.
La Reconquête byzantine fut, en ce domaine, aussi désastreuse bien que
le pays se couvrît de basiliques ou de modestes sanctuaires. Elle
introduisit en Afrique, de nouvelles querelles sur la nature du Christ:
le Monophysisme et la Querelle des Trois Chapitres, sous Justinien,
ouvrent la période byzantine en Afrique, celle du Monothélisme, sous
Héraclius, clôt cette même période un siècle plus tard. Alors même que
la conquête arabe est commencée, une nouvelle querelle, née de
l'initiative de l'empereur Constant II, celle du Type, déchire encore
l'Afrique chrétienne (648).
En même temps s'accroît la complexité sociologique,
voire ethnique, du pays. Aux Romano africains des villes et de leurs
campagnes (que les Arabes appelleront «Afariq») et aux Maures non
romanisés (les «Berber» des Arabes) se sont ajoutés les nomades zénètes,
les débris du peuple vandale et les soldats et administrateurs
byzantins qui sont des Orientaux. Cette société devient de plus en plus
cloisonnée dans un pays où s'estompe la notion d'Etat introduite par
Rome. En bref, les conquérants arabes, peu nombreux mais vaillants, ne
vont pas trouver en face d'eux un Etat prêt à résister à une invasion,
mais des opposants successifs : le patrice byzantin, puis les chefs
berbères, principautés après royaumes, tribus après confédérations.
Quant à la population romano-africaine, enfermée derrière les murs de
ses villes, bien que fort nombreuse, elle n'a ni la possibilité ni la
volonté de résister longtemps à ces nouveaux maîtres envoyés par Dieu.
Nous disions qu'il fallait distinguer l'islamisation
de l'arabisation. De fait, la première se ht à un rythme bien plus
rapide que la seconde. La Berbérie devint musulmane en moins de deux
siècles alors qu'elle n'est pas encore entièrement arabisée, treize
siècles après la première conquête arabe. [islamisation et la toute
première arabisation furent d'abord citadines. La religion des
conquérants s'implanta dans les villes anciennes, mais la création de
villes nouvelles, véritables centres religieux comme Kairouan, première
fondation musulmane (670), et Fès fondée par Idriss II (809) contribua à
implanter solidement l'Islam aux deux extrémités du pays.
La conversion des Berbères des campagnes, Sanhadja ou
Zénètes, se fit plus mystérieusement. Ils étaient certes préparés au
monothéisme absolu de l'Islam par le développement récent du
Christianisme mais aussi par un certain prosélytisme judaïque dans les
tribus nomades du Sud. Quoi qu'il en soit, la conversion des chefs de
confédérations importantes, comme celle des fils de la Kahéna, répandit
l'Islam dans le peuple. Les contingents berbères conduits par ces chefs
dans de fructueuses campagnes conduites au nom de l'Islam furent amenés
tout naturellement à la conversion. De plus, la pratique des otages
permettait d'élever dans la religion musulmane de jeunes princes qui,
par la suite, devenaient les Pr0pagateurs de la nouvelle foi.
Pour gagner plus sûrement le cœur des populations dans
les villes et surtout dans les campagnes, les missionnaires musulmans
eurent recours à l'exemple. Il fallait montrer à ces Maghrébins ignares
ce qu'était la vraie communauté des Défenseurs de la Foi. Ce fut le
ribat, couvent forteresse tenu par des moines soldats toujours prêts à
défendre la terre d'Islam contre les Infidèles ou les hérétiques et
s'instruisant aux sources de l’orthodoxie la plus rigoureuse. Ceux qui,
parmi les Lemtouna, avaient suivi Ibn Yacine et fondé un ribat près du
Sénégal ou dans une île du fleuve, furent, nous l'avons vu, à l'origine
de l'Empire almoravide.
Lorsque l'Islam fut condamné à une position défensive,
le ribat militaire eut pour mission de protéger le littoral contre les
incursions des Byzantins, puis des Normands de Sicile et des Aragonais.
Certaines de ces constructions, comme celles de Sousse ou de Monastir,
sont de véritables citadelles. Mais dans les zones non menacées le ribat
perdit son caractère militaire pour devenir le siège de religieux très
respectés. Des confréries s'organisent sous le patronage d'un saint
homme jouissant de la baraka et prenant appui sur des centres d'études
religieuses et de dévotion, les zaouîa qui sont les héritiers des
anciens ribats. Ce mouvement, souvent mêlé de mysticisme populaire, est
lié au rnaraboutisrne (autre mot dérivé du ribat). Le maraboutisme
contribua à achever l'islamisation des campagnes, au prix de quelques
concessions secondaires à des pratiques antéislamiques qui n'entament
pas la foi du croyant.
Infiniment plus dangereux pour l'orthodoxie sunnite
avaient été, dans le premier siècle de l'Islam,ces missionnaires
kharedjites venus d'Orient qui, tout en répandant l'Islam dans les
tribus surtout zénètes, avaient gagné à leur schisme une bonne partie
des Berbères. Le schisme kharedjite ensanglanta le Maghreb à plusieurs
reprises, il eut toutefois le mérite de conserver, jusqu'à notre époque,
une force religieuse minoritaire, celle des Ibadites (Mzab, Djerba,
Nefoussa) , exemplaire par la rigueur de sa foi et l'austérité de ses
mœurs.
Autres missionnaires et grands voyageurs, les daï chargés de répandre la
doctrine chiite. On sait le succès extraordinaire de l'un ci' eux, Abou
Abdallah qui, ayant transformé la tribu Kétama en une armée d'une
efficacité redoutable, réussit à établir l'empire fatimide. Ibn Yasine,
dans un registre différent, fut de même à l'origine de l'empire
almoravide et Ibn Toumert élabora la doctrine almohade qui fut, de même,
à l'origine d'un empire qui s'étendit à la totalité du Maghreb.
Il fut cependant des parties de la Berbérie où l'Islam
ne pénétra que tardivement, non pas dans les groupes compacts des
sédentaires montagnards qui, au contraire, jouèrent très vite, comme les
Kétama ou les Masmouda, un rôle important dans l'Islam maghrébin tout
en conservant leurs traditions et leur droit, mais chez les grands
nomades du lointain Hoggar et autres terres du Sahara méridional. Ces
Touaregs auraient cependant connu, si on en croit leur tradition, une
islamisation très précoce puisqu'elle aurait été l'œuvre des Compagnons
du Prophète (Sohaba). Mais cette première islamisation, si elle n'est
pas totalement légendaire, n'eut guère de conséquence. Beaucoup plus
tard, des missionnaires, les anbiya, réintraduisirent l'Islam au Hoggar,
sans grand succès semble-t-il ; en fait la véritable islamisation ne
paraît pas antérieure au XVe siècle.
L arabisation suivit d'autres voies, bien qu'elle fût
préparée par l'obligation de prononcer en arabe les q uelques phrases
essentielles d' adhésion à l'Islam. Le Koran, révélation immédiate de
Dieu à son Prophète, ne doit subir aucune altération, il ne peut donc
être traduit dans une autre langue; la langue et l'écriture arabes sont
ainsi sacralisées. Cette contrainte et ce prestige contribuèrent à
l'arabisation linguistique. Celle-ci fut, pendant la première période
(du VIle au XIe siècles), essentiellement citadine. L arabe citadin
classique fut cependant presque partout submergé par une forme plus
populaire, rude et mêlée de termes d'origine berbère. Cet arabe
maghrébin est issu de
la langue bédouine introduite au XIe siècle par les tribus hilaliennes,
car ce sont elles, en effet, qui ont véritablement arabisé une grande
partie des Berbères.
C'est une étrange et, à vrai dire, assez merveilleuse
histoire que cette transformation ethnosociologique d'une population de
plusieurs millions de Berbères par quelques dizaines de milliers de
Bédouins. On ne saurait en effet exagérer l'importance numérique des
Beni Hilal, quel que soit le nombre de ceux qui se croient leur
descendants. Au moment de leur apparition en Ifriqiya et au Maghreb, ils
étaient tout au plus quelques dizaines de milliers. Les apports
successifs des Beni Soleim, puis des Mâqil, qui s'établirent dans le
Sahara marocain, ne portèrent pas à plus de cent mille les individus de
sang arabe qui pénétrèrent en Afrique du Nord au XIe siècle.
Les tribus bédouines vont, en premier lieu porter un
nouveau coup à la vie sédentaire, par leurs déprédations et les menaces
qu'elles font planer sur les campagnes ouvertes. Elles renforcent ainsi
l'action dissolvante des nomades néoberbères qui avaient, dès le VIe
siècle, pénétré en Africa et en [[Numidie]].
Précurseurs des Hilaliens, les nomades zénètes s'assimilèrent
rapidement aux nouveaux venus. Les contingents arabes qui parlaient la
langue sacrée et en tiraient grand prestige, loin d'être absorbés
culturellement par la masse berbère nomade, l'attirèrent à eux et
l'adoptèrent. L’identité des genres de vie facilita la fusion. Il était
tentant pour ces nomades berbères de se dire arabes, d'y gagner ainsi le
statut de conquérants, voire de chérifs, c'est-à-dire descendants du
Prophète. L’assimilation était encore facilitée par une fiction
juridique: lorsqu'un groupe devient le client d'une famille arabe, il a
le droit d'en prendre le nom comme s'il s'agissait d'une adoption
collective. L’existence de pratiques analogues chez les Berbères
facilitait d'autant le processus. L’arabisation gagna donc en premier
lieu les tribus berbères nomades et particulièrement les Zénètes. Elle
fut si complète qu'il ne subsiste plus, aujourd'hui, de parlers zénètes
nomades, les dialectes zénètes qui ont encore une certaine vitalité
occupent des massifs montagneux (Ouarsenis) ou des oasis du Sahara
septentrional (Mzab, Gourara).
Nous avons vu qu'à la concordance des genres de vie,
puissant facteur d'arabisation, s'ajouta le jeu des souverains berbères
qui n'hésitèrent pas à utiliser la mobilité et la force militaire des
nouveaux venus contre leurs frères de race. Par la double pression des
migrations pastorales et des actions guerrières accompagnées de
pillages, d'incendies ou de simples chapardages, la marée nomade qui,
désormais, s'identifie à l'arabisme bédouin s'étend sans cesse, gangrène
les Etats, efface la vie sédentaire des plaines. Les régions restées
berbérophones se réduisent à des îlots montagneux d'un monde éclaté.
Mais ce schéma est trop tranché pour être exact dans
le détail. Les nomades ne sont pas tous arabisés. De vastes régions
restent parcourues par des nomades berbérophones: tout le Sahara central
et méridional, dans trois Etats, est contrôlé par eux. Dans le Sud
marocain, l'importante confédération des Ait Arta maintient entre les
groupes arabes du Tafilalet et les Regueïbat du Rio de Oro un nomadisme
berbère de grande envergure. Plus restreints sont les déplacements des
groupes Brabers du Moyen-Atlas: Zaïan, Beni M'Guild, Ait Seghrouchen.
Inversement, il ne faudrait pas imaginer que tous les
Arabes (ou plutôt arabisés) soient exclusive ment des nomades; bien
avant la période coloniale qui favorisa, ne serait-ce que par le
rétablissement de la sécurité, l'agriculture et la vie sédentaire, des
groupes arabophones étaient sédentarisés autour des villes et jusque
dans des campagnes les plus reculées, en Petite Kabylie, dans le nord de
la Tunisie, dans le Rif marocain. Mais il n'empêche qu'aujourd'hui, les
zones berbérophones sont toutes des régions montagneuses comme si
celles-ci avaient servi de refuges aux populations qui abandonnaient
progressivement le plat pays aux nomades et semi-nomades arabes ou
arabisés éleveurs de petit bétail. C'est la raison pour laquelle au XIXe
siècle, l'Afrique du Nord présentait de curieuses inversions
démographiques: montagnes et collines aux sols pauvres, occupés par des
agriculteurs pratiquant plus le jardinage que la grande culture, avaient
des densités de population bien plus grandes que les plaines et grandes
vallées au sol riche, parcourues par de petits groupes d'éleveurs.
Quelles que soient leurs origines, les Berbères qui
occupent les montagnes du Tell sont si nombreux sur un sol pauvre et
restreint qu'ils sont contraints d'émigrer. Ce phénomène, si important
en Kabylie, n'est pas récent. Comme les Savoyards des XVIIIe et XIXe
siècles, les Kabyles se firent colporteurs ou se spécialisèrent en ville
dans certains métiers: commerce de l'huile, maraîchage...
Adapté de l'article de Gabriel Camps : Les
Berbères. Encyclopédie de la Méditerranée. Edisud-France, Alif-Tunisie,
Toubkal-Maroc. 1996.
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