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Les Guanches

     Histoire des Canaries

Les Guanches
      

   Les îles Canaries étaient connues des Grecs et des Phéniciens qui les désignaient sous le nom d'îles Fortunées et qui y plaçaient le séjour des justes après leur mort. Les Arabes les visitèrent lorsqu'ils furent établis en Afrique, et les Portugais les reconnurent au commencement du XIVe siècle. Elles étaient alors habitées par le peuple si curieux des Guanches. Conquises pour le compte de la Castille, de 1402 à 1405, par Jean de Béthencourt, elles étaient définitivement réduites en provinces espagnoles en 1495, après l'extermination presque complète des indigènes. Depuis lors, elles ont toujours appartenu à l'Espagne. Elles en constituent aujourd'hui l'une des 17 communautés autonomes.

Les Canaries des anciens navigateurs et géographes.
Beaucoup plus rapprochées du continent que les autres îles Atlantiques, puisqu'on ne compte pas plus de 107 kilomètres entre l'île de Fuerteventura et le cap le plus avancé du littoral africain, les Canaries étaient connues dès les commencements de l'histoire.

Ce sont les îles des Bienheureux dont parlent les poètes grecs : c'est là que les héros jouissaient d'une éternelle vie, sous un climat délicieux que ne troublaient jamais ni le froid ni la tempête. Mais nul géographe ne pouvait alors indiquer la position précise de ces îles Fortunées qui se confondaient dans l'esprit des Anciens avec toutes les terres atlantiques situées dans le « fleuve Océan » au delà des Portes d'Hercule (= détroit de Gibraltar).

Antiquité.
Les Phéniciens connaissaient bien ces îles, dit expressément Strabon, mais ils tenaient leurs découvertes secrètes, et même dans le Périple de Hannon (texte en ligne) il n'est fait mention que des îles du littoral, dans lesquelles on ne saurait reconnaître les Canaries, à moins que Tenerife ne soit la « contrée des Parfums », d'où s'écoulaient vers la mer des courants embrasés et que dominait une haute montagne appelée par les navigateurs « le Chariot des Dieux ».  (La géographie dans l'Antiquité).

Cependant, d'après François Lenormant, le nom de Junonia par lequel Ptolémée désigne l'une des îles suffirait à prouver que les Carthaginois y avaient un établissement, car leur grande déesse était Tanit, assimilée à Héra ou à Junon par les Grecs et les Romains. Les plus anciens documents conservés qui cherchent à fixer la position exacte des îles Fortunées appartiennent aux âges de la puissance romaine, et Pline, le premier, rapportant le témoignage des navigateurs gaditains, transmis par un certain Statius Sebosus, donne à l'une des îles ce nom de Canaria, qui lui est resté et que l'on étend aujourd'hui à l'ensemble du groupe.

Sébosus avait appris qu'à sept cent cinquante milles de Gades, le moderne Cadiz, on trouvait d'abord l'île Junonia, à l'occident de laquelle, et à pareille distance, étaient Pluvialia (ainsi nommée parce qu'elle n'avait d'eau que celle des pluies), et Capraria. A deux cent cinquante milles de celles-ci étaient les Fortunées, sur la gauche de la Mauritanie, au sud-ouest : l'une était appelée Convallis à raison de sa convexité, l'autre Planaria à cause de son aspect uni ; cette dernière avait trois cents milles de tour.

Le roi Juba le Jeune, qui avait établi des teintureries de pourpre dans les îles voisines de la côte des Autololes, d'où elles furent appelées îles Purpuraires, Juba s'enquit aussi des îles Fortunées, et voici ce qu'il apprit. Il fallait naviguer six cent vingt-cinq milles au sud-ouest des Purpuraires, à savoir : trois cent soixante et quinze milles au midi, et deux cent cinquante milles à l'ouest, pour arriver, d'abord à Ombrios, qui n'offrait aucune trace d'habitations, et avait un lac dans les montagnes, ainsi que des arbres semblables à la férule, les uns noirs et fournissant un liquide amer, les autres blancs et donnant une boisson agréable. Une autre île était appelée Junonia, et ne renfermait qu'une petite maison de pierre; au voisinage, un îlot de même nom. Au delà se trouvait Capraria , remplie de grands lézards. De ces îles, on apercevait la nébuleuse Nivaria, ainsi appelée de ses neiges perpétuelles. Sa voisine, Canaria, devait ce nom à la multitude de ses grands chiens, dont on amena deux à Juba; elle offrait des vestiges d'habitations; outre l'abondance des fruits et des oiseaux communs à toutes ces îles, celle-ci était surtout fertile en dattes, pommes de pin et miel; elle produisit le papyrus; l'esturgeon se trouvait dans ses rivières; mais elle était souvent infectée par les monstres putrescents que la mer rejetait sur ses côtes.

Ainsi, au lieu des deux îles Fortunées indiquées à Sertorius et à Sébosus, Juba en comptait cinq, et même six, si l'on fait état distinct de la petite Junonia. Ptolémée, à son tour, énumère les Fortunées, et en compte six, se succédant du nord au sud en cet ordre : Aprositos, Junonia, Pluitalia, Casperia ou plutôt Capraria, Canaria, et Ninguaria.

Malgré les divergences que l'on aperçoit entre les indications de ces trois autorités, on ne peut manquer d'être en même temps frappé d'un certain accord mutuel d'où il est aisé d'arriver, par induction, à des résultats plus complets. Ainsi, entre la nomenclature de Juba et celle de Ptolémée , la concordance est presque parfaite la pluvieuse Ombrios de Juba nous présente, sous une forme grecque, la Pluitalia de Ptolémée. Elle a près d'elle Junonia, ainsi appelée de part et d'autre; et Caprario, dont le nom se lit Casperia dans Ptolémée, peut-être par une simple erreur de copiste. Canaria se produit sans variantes dans les deux documents; et Nivaria de Juba, neigeuse et nébuleuse à la fois, se retrouve sans difficulté dans la Ninguaria de Ptolémée.

Sébosus, après une Junonia qui, d'après le compte des distances, ne peut être la même que celle dont nous venons de parler, offre Pluvialia, qu'il est impossible de ne pas identifier à la Pluitalia de Ptolémée, à l'Ombrios de Juba; puis Capraria, qui est aussi la Capraria de Juba, et la Casperia de Ptolémée; enfin Planaria et Convallis, les seules qu'il appelle Fortunées, et qui correspondent à Canaria et Nivaria, ou Ninguaria des deux autres autorités. Essayons de nous rendre compte de la valeur géographique de ces indications.

Il suffit du nom de Canaria parmi ceux des îles de ce groupe, pour nous tenir dûment avertis qu'il s'agit bien certainement de l'archipel des Canaries. Or, cet archipel se compose de sept îles principales, et en dédoublant la Junonia de Ptolémée, sur l'autorité de Juba, on aurait précisément sept îles Fortunées, pour répondre une à une aux sept grandes Canaries. Des géographes éminents se sont laissé prendre à cette apparente concordance, même Gossellin s'écartait ici de son système restrictif pour embrasser tout l'archipel canarien dans le cercle des découvertes antiques, s'inquiétant peu de bouleverser toutes les indications de position relative des sept Fortunées, pour les identifier aux sept îles principales que nous connaissons aujourd'hui, déclarant inexplicables les mesures qui ne cadraient pas à ses idées, et corrigeant avec une liberté sans bornes les documents dont il s'était constitué l'interprète souverain.

Il est bien certain, toutefois, que Canaria et Ninguaria ou Nivaria, d'après les Tables de Ptolémée comme d'après la relation de Juba, sont les dernières îles visitées, peut-être même seulement aperçues, dans le groupe des Fortunées; or, puisque Canaria (la Gran Canaria de nos jours) a conservé son nom jusqu'à nos jours, et que Nivaria (ou la « Neigeuse »), par sa dénomination aussi bien que par la position que lui assigne Ptolémée à l'égard de Canaria, est certainement Ténérife (où se dresse le pic de Teide), ainsi que l'on s'accorde unanimement à le proclamer, il en résulte sans conteste que Gomera, Palme (La Palma) et Fer (Hierro) doivent être rejetées, en dehors de la limite des connaissances des anciens sur cet archipel.

Pluitalia et Capraria, qui précèdent immédiatement Canaria et Nivaria, paraissent répondre naturellement à Lanzarote et Fuerteventura. Junonia, au nord de Pluitalia, serait dès lors la moderne Graciosa, à laquelle il faut adjoindre Clara, pour représenter la Petite Junonia, que Juba signale comme une annexe de l'autre. Et il nous restera Allegranza pour répondre a Aprositos de Ptolémée.

Quant à cette autre Junonia que Sébosus indique à moitié chemin de
Gades et de Pluvialia, on la reconnaît sans difficulté dans la Junonia Autolala de Ptolémée, c'est-à-dire, dans l'îlot de Mogador. Et les Purpuraires de Juba, ces quelques îles situées vis-à-vis des Autololes, ce sont, d'abord cette même Junonia Autolala, et peut-être avec elle Cerné, Erythia et Poena de Ptolémée.

 Plusieurs îlots, simples écueils, furent oubliés dans leur nomenclature; de même aujourd'hui on ne cite sommairement que les sept grandes terres canariennes, quoique, avec le groupe des Selvagens (aujourd'hui portugaises et rattachées administrativement à Madère), l'archipel des Fortunées comprenne seize terres distinctes.
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Carte des Canaries.
Carte des Canaries, localisation des îles.

Moyen âge.
Edrisi énumère dix-sept îles « connues des hommes » dans la mer Ténébreuse qui s'étend à l'occident de l'Afrique, mais il est impossible de les reconnaître d'après la description qu'il en donne (La géographie au Moyen Âge). Toutefois, il est possible que les Arabes ont non seulement connu les Khalidat ou les « Éternelles », mais qu'ils ont même vécu à côté des Berbères dans les îles orientales de l'archipel. Ibn-Saïd, au XIIIe siècle, dit qu'Alexandre « aux Deux Cornes » avait élevé des piliers dans les îles Khalidat, avec cette inscription : « Pas plus avant! » Cependant le même géographe raconte en détail le voyage du marin Ibn-Fathima au sud du cap Bojador et son naufrage au banc d'Arguin. Macedo a cherché au contraire à prouver que les Arabes ignoraient l'existence des Canaries et que leurs géographes se sont bornés à répéter, en les altérant, les textes des auteurs anciens relatifs aux îles des Bienheureux.

Tandis que les marins portugais cherchaient péniblement à longer la côte africaine et à doubler les caps, les Canaries situées au sud du cap Noun et au large du littoral étaient depuis longtemps visitées par des navigateurs d'autres nations (Les Grandes découvertes). Avant les entreprises du pilote Gil Eannes, les Portugais n'osaient dépasser le cap Noun, le « Non » que la nature leur opposait; ils ne doublèrent qu'en 1436 le cap Bojador et les écueils qui le prolongent à plusieurs milles en mer, tandis que les Génois connaissaient déjà les Canaries à la fin du XIIIe siècle et que l'une des îles, Lanzarote, avait été occupée par un de leurs concitoyens. Le « portulan médicéen-» constate cette prise de possession des Génois, et Pétrarque, né en 1304, nous apprend que « tout un âge d'homme avant lui » une flotte génoise s'était avancée jusqu'aux Canaries. Le nom de Lanzarote, donné à la plus septentrionale des sept grandes îles, est celui du conquérant génois, d'origine normande, Lancelot Maloisel ou Lanciloto Malocello (Lanzaroto Marocello), dont la famille fut l'une des plus puissantes de la république depuis le commencement du XIIe siècle jusqu'à la fin du XVIe. En 1402, lorsque les Normands de Béthencourt occupèrent l'île de Lanzarote, ils y trouvèrent « ung vieil chastel que Lancelot Maloesel avoit jadiz fait faire, celon ce que l'on dit ».

Pendant le XIVe siècle, les Canaries furent visitées fréquemment  par des Européens, soit pirates, soit naufragés, et dès 1551 les portulans offrent un tracé exact de l'archipel, précisément avec les noms que les îles portent encore aujourd'hui, si ce n'est Tenerife, qui s'appelait île d'Enfer à cause de sa montagne embrasée. Les rois d'Europe commençaient à se disputer ces terres océaniques, et en 1344 le pape Clément VI en fit cadeau à un de ses protégés, l'infant Luis de la Cerda, qu'il nomma «-prince de la Fortune »; mais le nouveau souverain n'eut pas les ressources suffisantes pour aller prendre possession de son royaume. Toutes les expéditions faites dans ces parages, même celle que dirigèrent en 1541 les deux Italiens Angiolino di Tagghia et Nicolosi di Recco pour le roi de Portugal Alphonse IV, furent des aventures de pillage, non de conquête. Ainsi que le dit la chronique du Canarien :

    « Lancelot souloit estre moult peuplée de gens; mais les Espaignols et autres corsaires de mer les ont par maintes fois pris et menés en servaige. »

La colonisation des Canaries.
La prise de possession ne commença qu'en l'année 1402, lorsque le Normand Jean de Béthencourt débarqua dans l'île de Lanzarote à la tête de cinquante hommes. Il fut bien accueilli par la population, d'ailleurs très clairsemée; mais des dissensions intestines, le manque de vivres et de munitions, une expédition infructueuse dans Fuerteventura auraient condamné cette tentative à n'être qu'une course de pirates comme les précédentes, si Béthencourt n'était allé offrir la suzeraineté de ses futures conquêtes au roi de Castille, en échange de secours en hommes et en argent. Grâce à cet appui, il put s'emparer de Fuerteventura en 1404, puis de l'île de Fer en 1405; toutefois les incursions qu'il fit dans les autres îles furent repoussées, et Gomera seule fut ajoutée par son successeur au domaine des Européens : il fallut que le roi d'Espagne décrétait l'annexion de l'archipel comme province immédiate de ses États et qu'il prît en main l'oeuvre de la conquête par l'envoi de véritables armées pour qu'on triomphât enfin de l'intrépide résistance des habitants. En 1493, un an après la découverte du Nouveau Monde, Palma et Gran Canaria furent définitivement conquises, et en 1497 les menceys ou rois de Tenerife, pourchassés comme des fauves, furent capturés, soumis au baptême et menés en triomphe au roi de Castille pour l'amusement de la cour. La conquête avait duré près d'un siècle.

« La Huitième île ».
Pourtant on ne la croyait pas achevée. Depuis des siècles l'imagination des marins voyait des îles lointaines poindre comme des nuées à l'horizon de la mer Ténébreuse : les légendes pieuses, telles celle de saint Brandan, racontaient les miracles qui s'y étaient accomplis; les portulans indiquaient ces terres, dessinées avec précision; des navigateurs même prétendaient les avoir vues, et l'on montrait en triomphe les branches et les fruits que le courant en avait apportés : il ne restait qu'à les reconnaître par degrés de longitude et de latitude et à en prendre possession officielle au nom de quelque souverain.


En 1519, vingt-deux années après la conquête définitive de Tenerife, le roi de Portugal cédait par traité à son cousin d'Espagne l'île « non trouvée » que l'on croyait être à l'ouest des Canaries. En 1526, une première expédition se fit, dans les parages signalés, à la recherche de la huitième île. On ne la trouva point, mais on n'osa pas en nier l'existence à l'encontre des témoignages unanimes. En 1570, après soigneuse enquête, où plus de cent témoins furent interrogés, de nouveaux chercheurs se dirigèrent à l'ouest; en 1604, en 1721; le gouvernement espagnol équipa d'autres navires d'exploration. De leur côté les Portugais des Açores cherchaient aussi et même des expéditions secrètes se firent dans l'Atlantique par des spéculateurs que séduisait l'idée de trésors à découvrir.

La précision avec laquelle les marins de Gomera et de Palma dépeignaient l'apparence de la huitième île était si unanime, que le doute subsistait après chaque insuccès. Les dessins qu'on avait faits de cette terre entrevue représentant uniformément un profil analogue à celui de Palma, on finit par conclure que l'île de l'horizon n'était autre qu'un mirage produit par la réfraction de l'air humide qu'apportent les vents d'ouest; d'ailleurs, la mer étant désormais explorée dans tous les sens, il devenait inutile de continuer les recherches. Et pourtant la légende existait encore à une époque récente, et les quelques représentants de la religion des Sébastianistes qui attendaient la revenue de l'Infant tombé sur le champ d'Alcazar el-Kebir (Alcacerquivir), espéraient que l'île « non trouvée » surgira en même temps des flots de la mer.

Ainsi le gouvernement espagnol dut se contenter du groupe des sept îles qui lui étaient échues et qui d'ailleurs sont une des contrées les plus remarquables de la Terre. Devenues province du royaume, au même titre que les provinces continentales, les « îles Fortunées » sont assez pauvres, si ce n'est sur quelques points privilégiés, et peu habitées en proportion de leur étendue.

Les Guanches.
Les Canaries sont habitées de toute antiquité. On y trouve mille objets analogues à ceux qu'on rencontre dans les gisements paléolithiques et néolithiques de l'Europe et de l'Amérique, haches, massues, hâtons, poteries, tissus; mais on a vainement cherché la flèche en silex. Chil y Naranjo, qui a exploré avec tant de soin les traces de l'antique civilisation canarienne, expliquait l'absence de cette arme par le manque de bêtes sauvages dans les îles : les indigènes, riches en troupeaux domestiques, n'avaient pas besoin de flèches pour atteindre les animaux. En étudiant la multitude des objets recueillis, l'observateur est frappé des progrès de l'industrie et de l'art accomplis de génération en génération par les premiers habitants de l'archipel; mais si habiles ouvriers qu'ils fussent devenus, ils ne fabriquaient leurs chefs-d'oeuvre que pour les nobles : dans une même grotte on trouve à côté les uns des autres des vêtements fins, des ustensiles parfaitement travaillés, ornés de dessins et d'hiéroglyphes, et des étoffes grossières, des poteries en terre brute. Ainsi se révèle l'ancienne constitution aristocratique de la société canarienne. Les insulaires ne connaissaient pas le travail des métaux : quoi qu'en dise Azurara, on n'a trouvé chez eux ni instruments en fer, ni bijoux en or et en argent. La solide construction des caveaux funéraires de Tenerife, l'habile ordonnance des pierres dans les édifices de Fuerteventura, de Lanzarote et de Gran Canaria, la disposition confortable des chambres dans les demeures, les peintures à l'ocre témoignent du haut degré de civilisation auquel étaient arrivés les Canariens au Néolithique. Les aumôniers de Béthencourt rapportent qu'ils virent à Fuerteventura « les plus forts chasteaulx que l'on puisse trouver nulle part ».

Ce n'est pas tout : on a découvert des inscriptions dans la grotte de Belmaco, à l'extrémité de l'archipel, dans l'île de Palma, sur une paroi de la côte orientale de Hierro, ainsi que dans l'île de Gran Canaria, et les lettres ont une forme qui les rapproche de l'alphabet libyque. Elles fournissent au moins la preuve que des relations existaient entre les peuples berbères du continent et les insulaires, quoique ceux-ci, à l'arrivée de Béthencourt, ne possédassent plus de bateaux; à cet égard il y avait eu régression d'industrie. Elles donnent aussi une grande probabilité à l'hypothèse d'une origine berbère pour la population de l'archipel, d'autant plus que les mots des divers dialectes, recueillis au nombre d'un millier par Webb et Berthelot, et les noms propres, que les historiens ont conservés, sont évidemment berbères. Cela prouve au moins l'existence d'échanges, comme les quelques analogies avec l'arabe suggèrent qu'il y a eu, au Moyen âge, des contacts peut-être importants, entre les habitants des Canaries et les Arabes. Par exemple, l'ancien nom de Palma, Benehoare, rappelle celui de la puissante tribu des Beni-Haouara. Et les Bimbachos de Hierro fait songer aux Ben-Bachir. Tenerife offre beaucoup de noms propres qui commencent par l'article al et par le substantif ben comme en pays de langue sémitique.

L'étude des crânes et des ossements, entreprise par les anthropologues modernes, fait croire à la diversité des populations qui peuplaient l'archipel, mais elle paraît justifier les premières hypothèses en faveur de l'origine orientale d'un grand nombre des habitants. A Fuerteventura, dans l'Isleta de Canaria et dans la partie méridionale de cette île, dans l'île de Fer et à Palma, le type du crâne est essentiellement syro-arabe : l'identité est presque parfaite entre ces Canariens, les Arabes d'Algérie et les fellahîn d'Égypte. D'après N. Verneau, l'archipel se serait divisé en trois groupes ethnographiques : celui de l'Est, comprenant les deux îles orientales et la péninsule de la Isleta; celui du centre, c'est-à-dire Tenerife et Gomera, où l'on ignorait l'art de cuire la poterie et de polir les haches en pierre; enfin le groupe de l'Ouest, Hierro et Palma.

La vie et les coutumes des Guanches.
On désigne habituellement tous les Canariens d'autrefois par le nom de Guanches, qui paraît n'avoir appartenu, sous les formes de Vincheni et de Guanchinet, qu'aux seuls habitants de Tenerife. Comme d'autres noms de peuples, par centaines, celui-ci aurait signifié « Hommes ». D'après le témoignage des contemporains, ces Berbères, blancs ou bruns, tous dolichocéphales et aux membres longs, se distinguaient des Arabes par un corps plus robuste, une face moins allongée, un nez plus large et plus court, des lèvres plus fortes. Ils avaient les yeux grands et noirs, les sourcils épais, les cheveux fins, lisses ou ondulés. D'une agilité prodigieuse, et «-grands sauteurs, s'élançant de roc à autre, comme chevreuils », ils n'étaient « pas moins dextres et puissants à ruer une pierre droit et roide » et leurs bras étaient si nerveux qu'en deux ou trois coups de poing ils mettaient en pièces un bouclier. Ils marchaient nus ou couverts d'un léger vêtement d'herbes ou de quelques peaux de chèvre; mais, pour rendre la peau insensible aux changements de température, ils l'oignaient de suif et du jus de certaines herbes; en outre, hommes et femmes se peignaient en vert, en rouge, en jaune, « sachant par telles couleurs exprimer leurs particulières affections. » (Cadamosto).

Relativement aux coutumes de mariage, elles variaient beaucoup d'une île à l'autre. La polyandrie aurait existé dans Lanzarote, d'après les aumôniers de Béthencourt : la plupart des femmes auraient eu trois maris, se succédant comme époux et comme serviteurs. Dans l'île de Gomera, les lois de l'hospitalité exigeaient l'échange entre la femme de l'hôte et celle du voyageur. A Tenerife, la monogamie était la loi; les Guanches étaient pleins de déférence envers les femmes : toute insulte proférée contre elles était punie; l'homme armé qui leur manquait de respect était mis à mort. Les mariages ne pouvaient se conclure sans le libre consentement de la femme et le droit de divorce appartenait à l'un comme à l'autre des conjoints. Dans l'île de Gran Canaria, les mariés appartenaient d'abord au grand-prêtre et aux seigneurs. Dans la même île, une femme, choisie comme marraine, jetait de l'eau sur la tête du nouveau-né et prononçait quelques paroles mystérieuses : cette cérémonie faisait désormais de la maguada : un des membres de la famille et aucun des hommes de sa nouvelle parenté ne pouvait se marier avec elle.

Les Guanches de Tenerife et les habitants des autres Canaries, fort religieux, vénéraient les divinités des montagnes, des sources, des nuages, et leur adressaient des prières, mais sans leur offrir des sacrifices sanglants; peut-être y avait-il aussi des musulmans à Lanzarote, puisqu'un des rois, disent les aumôniers normands, était «-sarrasin-».  Dans les temps de sécheresse, les Guanches conduisaient leurs troupeaux de brebis sur des terrains consacrés, et là ils séparaient les agneaux de leurs mères, afin que le dieu se laissât fléchir par les bêlements plaintifs. À l'époque des fêtes religieuses, une trêve générale devait mettre un terme aux guerres civiles, même aux dissensions particulières : tous étaient amis. Prêtres et prêtresses étaient fort vénérés et dans l'île de Gran Canaria un faïcan, - mot dans lequel on a cru retrouver l'arabe fakir, - présidait aux grandes solennités; son pouvoir balançait celui du guanarteme, le chef politique. Des vierges, que l'on a comparées aux vestales, vivaient en des maisons sacrées. Rigoureux observateurs de la coutume, les Guanches pratiquaient le duel, le jugement par le poison, et reconnaissaient le droit d'asile.

Le pouvoir des chefs était absolu dans quelques îles; ailleurs de petits fiefs étaient groupés en fédérations. Dans l'île de Tenerife, toutes les terres appartenaient aux rois ou mencey : ils les concédaient aux sujets, mais elles leur revenaient toujours en héritage. Les nobles, très fiers, racontaient que leur ancêtre avait été créé avant l'aïeul des pauvres et que celui-ci avait reçu pour ordre de servir, lui et sa famille. Ils auraient cru déroger par le travail manuel; il leur était surtout interdit de verser le sang des animaux, quoique en bataille ils pussent se glorifier de verser celui des hommes; des Espagnols captifs ils firent des boucliers et des équarrisseurs. Cependant ils ne constituaient pas une caste fermée : tout plébéien ou « tondu » pouvait entrer dans leurs rangs, grâce à une action d'éclat ou à l'amitié d'un grand; le prêtre l'admettait parmi les nobles en assemblée publique. Le pouvoir des chefs était limité par un conseil suprême, qui discutait les affaires d'État, jugeait et punissait les criminels. Le suicide était en honneur à Gran Canaria : quand un seigneur prenait possession de son domaine, il se trouvait toujours quelqu'un disposé à mourir pour honorer la fête.

    « Le pauvre misérable se précipitait dans un gouffre où il se démembrait et mettait en pièces. Dont pour reconnaissance, le seigneur est tenu d'honorer grandement et rémunérer d'amples dons les parents du défunt. » (Cadamosto).

Souvent des vieillards de Palma exigeaient qu'on les laissât mourir seuls. Après avoir salué leurs parents et amis, ils prononçaient les mots : « Vaca guare », « Je veux mourir, » et on les transportait dans la grotte sépulcrale, sur un lit de peaux; à côté d'eux on plaçait une jatte de lait et tous s'éloignaient pour ne plus revenir. Les modes d'inhumation variaient selon les îles. Dans l'Isleta de Gran Canaria, les cadavres étaient placés en des tombelles recouvertes de blocs. Dans Tenerife, de nombreuses momies embaumées, en parfait état de conservation, ont été retirées de grottes sépulcrales et de caveaux recouverts de terre végétale; c'étaient les tombeaux des gens riches. Ces momies sont couchées sur le dos, les bras étendus le long du corps, les pieds joints, et sont très soigneusement enveloppés de peaux, cousues avec une étonnante finesse au moyen d'aiguilles d'os ou d'arêtes de poissons. A côté de chaque momie se trouvaient ordinairement un garrote ou bâton grossier, destiné sans doute à soutenir le mort durant le grand voyage, et un vase plein de miel pour sa nourriture.

La fin des Guanches.
Depuis le XVIe siècle, les Guanches de Tenerife, les habitants des autres îles ont cessé d'exister en corps de nation. Pendant plus d'un siècle et demi, ils avaient vaillamment résisté aux attaques des pirates et des conquérants, quoiqu'ils n'eussent pour armes que des pierres, des bâtons et des javelots durcis au feu ou terminés par une corne aiguë; on n'aurait pu les vaincre si l'on n'avait employé contre les groupes encore indépendants les insulaires déjà soumis. Ils faisaient grâce aux prisonniers; souvent même ils leur rendaient la liberté, mais on ne les épargnait pas : la captivité ou la mort, telle était l'alternative pour les Guanches qui tombaient au pouvoir des chrétiens; dès 1345, le roi Alphonse IV, écrivant au pape Clément VI, lui raconte que ses « gens ont pris des hommes, des animaux et d'autres objets qu'ils ont apportés en grande joie dans ses royaumes ». En 1593, des corsaires de Séville enlevaient le roi de Lanzarote, avec sa femme et 170 sujets. Lorsque Béthencourt et Gadiffer, accompagnés d'interprètes canariens, que des pirates leur avaient vendus, s'emparèrent de Lanzarote, il n'y restait plus que trois cents individus, auxquels on fit force promesses, « mais on ne leur a mie bien tenu convenant. »

Au milieu du siècle suivant, Gran Canaria et Tenerife, encore indépendantes, avaient ensemble une population évaluée à 23,000 personnes. Lors de la conquête, qui dura plus de trente ans, la plupart des hommes furent tués ou emmenés en Espagne, pour être vendus sur les marchés de Séville ou de Cadiz; d'autres se suicidèrent pour ne pas survivre à la perte de leur liberté. En outre, la terrible maladie, dite modorra, «-maladie du sommeil-», que l'on attribuait à la quantité de cadavres que les Espagnols avaient laissés exposés à l'air après la bataille de la Lagune (1494), fit disparaître un grand nombre des Guanches restants : ce fut une de ces «-pestes noires-», semblables à celles qui ont fauché tant de peuples de l'Amérique et de l'Océanie après l'arrivée des Européens.

Baptisés, les Guanches qui restèrent se mêlèrent à la population espagnole et perdirent leur langue et leurs moeurs. Les derniers descendants du dernier roi de Tenerife, Bencomo, entrèrent dans les ordres et moururent en 1828 à la cour d'Espagne. Mais si la nation des Guanches n'a plus d'existence indépendante, aussi bien leurs descendants métissés et certains éléments de leur ancienne culture existent toujours. De l'union des premiers colons espagnols avec les femmes canariennes naquit une population croisée, que l'on retrouve avec ses traits distinctifs en mainte partie des îles.

C'est, paraît-il, dans Palma, Gomera, Hierro et les parties méridionales de Canarie et de Tenerife que l'on reconnaît le mieux la physionomie originale. A Güimar, à Chasna, on retrouve encore chez les villageois la plupart des usages décrits par Espinosa, un siècle après la conquête. Quelques mots de la langue sont toujours employés, pour désigner les plantes, les insectes, les outils; des noms de famille sont restés guanches. Les habitants des Canaries, dans certaines campagnes, possèdent des outils et des vases pareils à ceux de leurs ancêtres. Ils fabriquent le beurre de la même manière, en emplissant de lait une outre que l'on se renvoie de l'un à l'autre. Encore récemment, ils pêchaient  en empoisonnant du suc de l'euphorbe les flaques d'eau laissées dans les roches par le reflux. Leurs danses, leurs cris de joie sont les mêmes que chez les anciens Guanches, et comme eux ils jettent du grain au visage des nouveaux mariés pour leur porter bonheur. Le plat national, le gofio, pâte faite avec la farine de divers grains éclatés au feu, est encore celui que l'on retrouve dans les tombeaux des Guanches.

Les éléments européens se sont diversement mélangés dans les îles. Les Normands et les Gascons venus avec Béthencourt et Gadiffer étaient trop peu nombreux pour qu'ils ne se perdissent pas bientôt dans le flot montant de la population espagnole, souvent d'origine andalouse; seulement on s'étonne du nombre prodigieux des familles qui dans les Canaries, aux Açores, au Portugal, au Brésil et dans toutes les anciennes possessions portugaises ou espagnoles, portent, diversement écrit, le nom de Béthencourt : si toutes descendent en effet du conquérant « de son cousin et successeur Maciot de Béthencourt, elles ont, ici, par les femmes une origine guanche.


Des Maures furent amenés par les Espagnols à Gran Canaria après l'extermination de la conquête. Dans Tenerife, des immigrants irlandais, venus à la suite d'une persécution religieuse, ont fait souche de familles nombreuses et l'on croit encore reconnaître des figures irlandaises parmi les habitants d'Orotava. Quant à l'île de Palma, où les massacres avaient fait beaucoup de vides pendant la dernière moitié du XVe siècle, on repeupla une partie des villages par des familles industrieuses amenées de Flandre.  Les nouveaux venus ne tardèrent pas à se fondre avec les Espagnols et traduisirent même leur nom en castillan : ainsi les Groenberghe devinrent les Monteverde.

Malgré la diversité des origines, les Canariens, qui ont gardé le courage tranquille des aïeux guanches, ont montré en maintes occasions leur attachement à la souveraineté espagnole. Toutes les attaques faites contre leurs villes fortifiées furent repoussées avec succès. Les Huguenots français, les Barbaresques, les pirates anglais, même une flotte hollandaise composée de 70 vaisseaux, s'essayèrent vainement, soit contre Gran Canaria, soit contre Tenerife; Nelson tenta de réduire Santa-Cruz en 1797; il y perdit un navire et l'un de ses bras. (R. Verneau  / E. Reclus).
   

La langue guanche

Bien que, suite à la conquête des Canaries, l'espagnol devînt langue officielle, les aborigènes habitant l'archipel jusqu'alors possédaient leur propre langue. La langue guanche est connue sous le nom de berbère canarien ou amazigh insulaire, car les recherches menées jusqu'à présent indiquent qu'elle dérive des langues parlées par le peuple berbère du nord de l'Afrique. Actuellement éteinte, elle perdure uniquement sous forme de noms propres de personnes, de localités et de communes, bien que certains croient qu'elle fut utilisée au sein de petites communautés jusqu'au XIXe siècle. Depuis ce même siècle, on connaît l'existence de gravures sur pierre de signes semblables à l'alphabet tifinagh provenant d'Afrique et qui revêtent une grande valeur archéologique.

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