Belaid ait Ali, l’écrivain errant
Belaid ait Ali, l’écrivain errant
Le glas des chemins perdus
Après quelques années passées à l’école d’Azrou, qui seront pour lui les plus belles, le glas de l’errance sonne pour Belaïd. Entre-temps il sera appelé sous les drapeaux où il brillera par son intelligence et obtient le grade de sergent-chef. A Alger, il joue au dandy, selon les archives des Pères Blancs. Avec son verbe facile et son français impeccable, il séduit certaines familles de la bonne société. Mais le temps de grâce sera court pour lui, car dès qu’elles apprirent sa véritable identité, elles lui ferment la porte au nez. Le revoilà seul errant et passant ses nuits quand il en a de quoi dans les bains maures. En l’an 1939, la Seconde Guerre mondiale éclate. A l’instar des milliers de nord-africains, il est mobilisé. Fin 1942, il participe à la campagne de Tunisie sur les lignes Mereth. Fragile, il est atteint du scorbut et perd toutes ses dents. Belaïd aimait à n’en plus se passer la dive bouteille. Péché qui précipitera sa chute. Un jour de l’année 1943, alors que son régiment devait débarquer en Corse, lui s’en est allé cuver. Trois jours durant il s’adonnera aux plaisirs de Bacchus et rate l’embarquement. Sans le sou, malade, édenté et, le comble de tout, déserteur, Belaïd vend son uniforme pièce par pièce pour...assouvir sa soif de l’ivresse. Il reprend le chemin d’Alger dans la clandestinité.
La descente aux enfers
A Alger qu’il a regagnée après des jours de galère, il vit d’expédients divers et des poubelles des nantis. Dans une de ses lettres au Père Dallet, celui qu’il appelle "Bou lebsa tamellalt", il raconte : « Décembre 1945. Par une nuit d’ivresse, Popey (c’est son sobriquet) s’est fait complètement déshabillé par ses agresseurs. Il se retrouve avec une chemise devant un immeuble. La concierge effrayée, puis apitoyée par ce qu’elle a vu, lui donne un sac de jute : il est sauvé ! Le sac enroulé autour de la taille, Popey peut désormais circuler. Il y met tout ce qu’il trouve dans les poubelles dedans. Entre-temps, il a aussi trouvé une vieille toile cirée qu’il a attachée sur ses épaules. Maintenant, il peut se mêler à la compagnie des cloches. » Malade, Belaïd décide de remonter au village ; retrouver les siens. Là haut au moins il ne mourra pas de faim. Il retrouve même un travail ; sachant lire et écrire, il est embauché comme magasinier à l’usine d’électricité de Ljemâa, située à une dizaine de kilomètres de chez lui. De ces moments, Belaïd profitera énormément pour lire, écrire mais aussi jouer la mandoline qu’il affectionnait particulièrement. Est-ce pour autant la fin de l’errance pour lui ? Hélas c’était compter sans l’invétéré buveur qu’il était ! Car il sera vite remercié pour ébriété au travail. Le revoilà à la maison les bras ballants. Les rapports avec sa mère deviennent impossibles. Na Dahbia quitte le village pour habiter chez une de ses soeurs à Alger. Le revoilà encore seul, sans le sou et avec la peur d’être arrêté par les gendarmes pour désertion. Ces années étaient en effet les pires du dernier siècle pour les Algériens : les maladies, la famine... C’était le temps des bons de ravitaillement auprès des autorités coloniales. Belaïd, étant déserteur, ne pouvait y prétendre. Il ne tirait sa subsistance que des quelques lettres qu’il écrivait aux villageois ou de l’aide d’un ami qui lui donnait à manger. Et parfois - oh quelle bénédiction ! - du café et des cigarettes. Ces précieuses cigarettes qu’il fumait avec parcimonie lui tenaient compagnie pendant ses longues nuits de rêveries. C’est sans doute à cette époque de faim et de solitude frisant le délire que Belaïd a écrit ses récits et poèmes Culture du marché aux puces.
Mais Azrou devenait trop petit pour Belaïd et l’appel de l’errance devenait de plus en plus fort. Il prend la direction de Rabat (Maroc) où son frère, Mohand Saïd, marié à une Française, est installé depuis 1947. Arrivé au Maroc désargenté, Belaïd fait le trajet Oujda-Rabat à pied. Sur place, il sombre vite dans le vagabondage et la boisson. Gêné, Mohand Saïd devait se débarrasser d’un Belaïd peu recommandable et peu enclin à la stabilité. La rue reprend dans son giron Belaïd. Ce séjour sera fatal pour lui. Guéri d’une pneumonie, il contracte une méchante tuberculose. Expulsé du Maroc, il regagne Tlemcen par Maghnia. Dans son courrier au Père Dallet, il écrit : « Pourquoi et comment j’ai quitté Maghnia ? Jeudi je me suis réveillé dans le commissariat. J’y avais été conduit, la veille paraît-il, dans l’état que vous devinez. Le jeune secrétaire du commissaire me dit : "Nous avons remarqué que vous êtes instruit. Il me semble d’ailleurs que vous savez faire autre chose que porteur d’eau et l’ivrogne. Allez donc à Tlemcen, voici une réquisition signée du maire pour une place dans le train et voici un paquet de cigarettes que vous fumerez à ma santé !" ». Arrivé à Tlemcen, Belaïd vend ses 14 dernières cigarettes pour acheter de quoi calmer sa faim. Après une nuit passée à la belle étoile, il est engagé le lendemain par un maraîcher. Il le fera travailler durement, mais Belaïd ne s’en plaignait pas. « Je vais faire griller quelques poivrons avec un oignon et une tomate. Ce qui me manque le plus est une bonne tasse de café, et aussi une lampe et un livre. Un bon livre volumineux substantiellement. » En dépit de sa condition infrahumaine, la même avidité et les mêmes plaisirs irriguaient la vie de Belaïd ath Ali. Ainsi dans les conditions les plus insoutenables qui feront capituler plus d’un, il trouve le temps de lire et d’écrire.
Après avoir passé sa vie à errer, commence pour lui les hospitalisations répétées pendant lesquelles d’ailleurs il retrouvera quelque quiétude pour apaiser sa soif intellectuelle. Belaïd était exigeant dans ses lectures. Dans Le journal d’Alger, il a été publié une enquête sur le "géant kabyle". Ayant lu l’article et connaissant ses limites, il écrit : « ... Je ne crois pas qu’il y ait eu jamais un seul écrivain qui nous décrive et dépeigne objectivement... Seul, sans doute, un Kabyle pourrait le faire, parce que, seul il a accès à certains coins de l’âme de ses ...cousins. » En écrivant ces lignes, le poète ne savait pas qu’un certain Mouloud Feraoun avait écrit, mais sans le publier encore, l’œuvre Le fils du pauvre qui rendra fidèlement ce que, justement, lui appelait "l’âme kabyle". Malade, il sera transféré de l’hôpital d’Oran à Saint-Denis de Sig. Puis, en 1951, à Mascara dans l’asile des vieillards où il rendra l’âme.
Belaïd ne connut jamais le répit. Dès son enfance, il est marqué du sceau de la faim. Cette faim qui était le pain commun à tous les Algériens de son époque. Belaïd n’écrivait pas pour être publié et devenir une personnalité reconnue. Il écrivait parce qu’il voulait exorciser le mal profond qui lui tordait les tripes. Pour l’apaiser. C’était sa nourriture à lui. Parfois, pour oublier il s’épanchait sur le papier d’un paquet de cigarettes qu’il recopiait par la suite.
Sa vie d’errant l’a malmené et ne lui a pas laissé le temps pour voir éclore pleinement son talent d’écrivain. Il est le premier romancier ayant écrit en kabyle. Ses manuscrits, constitués de contes, de récits et poèmes, il les envoyait au Fichier d’études berbères dirigés par J. L. Dallet. Réunies en deux tomes sous le titre générique Les Cahiers de Belaïd ou la Kabylie d’antan, ces œuvres gagneraient à être rééditées, lues et expliquées. Tout le génie de Belaïd ath Ali s’y trouve.
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Azul !